Pour y voir plus clair

Chère lectrice, cher lecteur,

 

Il y a des auteurs dont on se dit : il faudra que je les lise sérieusement, quand j’aurai le temps. Spinoza, celui que Gilles Deleuze présentait comme le « prince des philosophes » et dont Louis Althusser reconnaissait qu’il était l’un de ses deux maîtres, est peut-être dans votre liste. Depuis quelque temps désormais, Frédéric Lordon s’est attaché à montrer ce que sa conjecture anthropologique (le conatus comme « intérêt de chaque chose à persévérer dans son être ») pouvait apporter aux sciences sociales et cela a suscité des débats animés, principalement avec le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), autour du don, de la nature de l’intérêt, etc. Plus généralement, l’une des citations les plus reprises de Spinoza, que l’on pourrait tout aussi bien attribuer à Pierre Bourdieu, énonce l’une des règles de la méthode sociologique : « J’ai tâché de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre. » Les exemples pourraient être multipliés, tels que : « Je ne situe pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité. » Voici qui incite à remonter vers la source.

Mais quiconque commence à feuilleter l’Éthique (1677) s’aperçoit qu’il entre dans un long tunnel : long parce que le voyage prendra beaucoup de temps, tunnel car les propositions s’enchaînent par déduction logique, more geometrico (à la manière des géomètres, Spinoza étendant à toute « chose », y compris à l’homme, le règne de la quantité). Sans guide, la tentation de renoncer est forte. Voici ce qu’en disait Gilles Deleuze : « C’est sur Spinoza que j’ai travaillé le plus sérieusement selon les normes de l’histoire de la philosophie, mais c’est lui qui m’a fait le plus l’effet d’un courant d’air qui vous pousse dans le dos chaque fois que vous le lisez, d’un balai de sorcière qu’il vous fait enfourcher. Spinoza, on n’a même pas commencé à le comprendre, et moi pas plus que les autres. » Ce n’est pas très encourageant. Heureusement, Repères existe. Nous avons demandé à Charles Ramond, l’un des meilleurs spécialistes, de relever le défi d’une Introduction à Spinoza, à l’auteur d’une œuvre aussi difficile à introduire. Et nous ne le regrettons pas. Ce livre répond parfaitement aux impératifs d’érudition, de rigueur et clarté de la collection. Il offre un tableau complet du système et des concepts spinozistes, rendus accessibles au plus grand nombre.

 

Nous n’avons pas trouvé de transition avec la seconde livraison de ce mois, consacrée à L’écoféminisme. Largement ignoré en France il y a moins d’une dizaine d’années, ce courant connaît maintenant une vogue certaine. Des mouvements, des militantes, des autrices s’en réclament. Mais l’identification de cette nébuleuse demeure floue et mouvante. Dans ce livre, Catherine Larrère, spécialiste de l’éthique de l’environnement, en dresse un panorama et nous fournit une table d’orientation d’autant plus utile que l’on pourrait préférer parler d’écoféminismes, au pluriel : il n’existe pas de doctrine unifiée, encore moins codifiée. La dénomination s’applique à des mouvements, à des mobilisations, dans des contextes historiques et culturels différents.

Le terme même a été inventé en France, en 1974, dans le livre de Françoise d’Eaubonne, Le féminisme ou la mort. Elle animait alors le groupe Écologie et féminisme au sein du MLF. Mais cela fut sans lendemain. Ecofeminism est le titre d’un livre, publié en 1993, coécrit par une sociologue allemande, Maria Mies, et une biologiste indienne, Vandana Shiva (autrice, en 1989, de Staying Alive. Women, Ecology and Development). Les réunissait leur commun intérêt pour le développement et la façon dont il affecte les femmes. Shiva avait été très active dans la mobilisation contre la construction de barrages sur la rivière Narmada, en Inde, qui menaçait de détruire les écosystèmes et imposait le déplacement de millions de paysans pauvres. Ce cas illustre le fait plus général, dans les pays pauvres, de mobilisations des femmes pour des raisons élémentaires de sauvegarde de la vie. En effet, avant même toute théorisation, il existe depuis longtemps des luttes menées par les femmes contre la mise en péril d’environnements vitaux pour les populations indigènes. Une illustration de la diversité de ces mouvements est Miriam Simos, alias Starhawk, « sorcière » écoféministe, néo-païenne, arrêtée en 1981 lors du blocus de Diablo Canyon, en opposition à la construction d’une centrale nucléaire.

L’unité dans cette diversité se trouve dans le rejet du dualisme, tel que nature/culture ou homme/femme, en ce qu’il justifie la soumission des femmes à la domination patriarcale par une féminisation de la nature (vue comme une femme), dont l’envers est une naturalisation des femmes (réduite à une nature dévalorisée). Dans The Death of Nature (1980), Carolyn Merchant le met aussi en évidence : les femmes sont inférieures parce qu’elles font partie de la nature, et l’on peut maltraiter la nature parce qu’elle est féminine.

Catherine Larrère n’occulte pas les critiques dont l’écoféminisme est l’objet. Les féministes s’inquiètent d’un rapprochement des femmes et de la nature ainsi que du risque d’essentialisme qu’il comporte. Les écologistes ne voient pas en quoi les femmes seraient plus portées à s’occuper d’une écologie qui est l’affaire de tous. Les écoféministes répondent que l’incompréhension résulte d’une confusion entre nature et naturalisation : le dualisme contesté est l’effet d’un double processus de naturalisation qui affecte la nature et les femmes. Elles en déduisent la nécessité de se réapproprier aussi bien l’idée de nature que de tout ce qui relève de la féminité. Reclaim est le slogan de ce mouvement de réappropriation/réhabilitation/réinvention (3 R). Reclaim, c’est-à-dire reprendre, récupérer.

Deux livres par conséquent très différents, mais avant tout deux très bons Repères…

 

Je vous souhaite une agréable lecture.

 

Pascal Combemale