Tous dopés ?

La question du dopage est un excellent levier pédagogique. Elle permet d'organiser un débat animé, où chacun peut exprimer un jugement moral, souvent en méconnaissance de cause. Elle peut ensuite servir de test à l'analyse économique standard. En effet, si l'on s'en tient aux sportifs professionnels, par exemple aux cyclistes, dont la carrière est courte et se déroule dans un environnement hautement concurrentiel, alors le dopage semble résulter d'un calcul rationnel de maximisation de l'espérance de gain.

Dès lors que l'effet sur les performances est spectaculaire, que le dopage « scientifique » est peu décelable en probabilité, et le risque de perdre beaucoup finalement faible, alors on ne s'étonnera guère que la pratique soit répandue au plus haut niveau. Le processus de contagion peut aussi faire songer aux interactions stratégiques modélisées par la théorie des jeux, notamment à la configuration la plus célèbre, celle du dilemme du prisonnier ; chacun se dope parce qu'il anticipe que les autres le feront, au point qu'il n'y a pas vraiment de choix pour quiconque veut conserver une chance de gagner. Le résultat collectif de ces décisions individuelles formellement rationnelles est désastreux : le dopage appelle toujours plus de dopage.

Mais de simples amateurs, qui ne gagneront jamais le Tour de France, ni une médaille aux Jeux, se dopent également, de façon plus artisanale. L'explication est alors plus sociologique ou psychologique. Ne pas se doper quand les autres le font conduit à l'ostracisation, à l'exclusion du groupe : le prix de la vertu est élevé. Dans une société individualiste célébrant le culte de la performance dans tous les domaines (scolaire, professionnel, sexuel, etc.), le dopage, sous des formes plus ou moins douces, paraît inévitable pour le grand nombre de ceux qui n'ont pas hérité d'aptitudes ou de talents particuliers. La conjonction d'un imaginaire égalitaire et du constat quotidien d'inégalités susceptibles de blesser l'amour-propre peut même apporter une justification à ceux qui pensent ainsi réparer une injustice (la démocratie par le dopage ?).

Ce ne sont là que quelques pistes. Le spécialiste s'appelle Jean-François Bourg, et il vient d'écrire son deuxième Repères. Sa lecture, fortement conseillée, ne requiert pas la prescription de substances particulières.

Pascal Combemale, directeur de la collection Repères