Bicentenaire de la naissance de Marx

Le 5 mai 1818 naissait à Trêves, dans la province de Rhénanie, Karl Heinrich Marx. Jamais un philosophe n’aura à ce point bouleversé l’ordre mondial des idées.

À l'occasion du bicentenaire de cette naissance, nous publions une troisième édition d'Introduction à Marx de Pascal Combemale dans une édition enrichie des derniers travaux et surtout au format des Grands Repères.

L'occasion de lui poser quelques questions sur Marx, sa vie, son parcours mais aussi les influences qu'il a encore sur la vie intellectuelle actuelle.

 

Pourquoi sortir une nouvelle édition de votre Introduction à Marx maintenant ?

Pascal Combemale : Parce que nous célébrons les 200 ans de la naissance de Marx, et parce que nous préférons ne pas attendre le bicentenaire de sa mort, en 2083. Ou même celui de la parution du Manifeste du Parti communiste, en 2048. Nous n'invoquerons pas le rituel « retour à Marx », ce refrain que l'on entend à l'occasion d'une nouvelle crise du capitalisme. Il s'avère tout simplement que, malgré le stalinisme, le maoïsme et autres monstruosités du XXIe siècle, nous n'en avons pas fini avec Marx. Son œuvre, qui est encore très loin d'avoir été intégralement publiée, ou convenablement traduite, est un chantier permanent, de telle sorte qu'une actualisation s'impose périodiquement. La partie connue a déjà été l'objet de multiples interprétations, contradictoires, parfois violemment antagonistes ; mais cela continue, alors même que le monde, la carte des idéologies, les forces politiques ont considérablement changé. Dans ce livre, qui a changé de format d'une édition à l'autre, car il était un peu à l'étroit dans la version précédente, nous n'avons pas la prétention, ni le ridicule, d'ajouter une nouvelle lecture, qui révélerait enfin l'identité du « vrai » Marx.

Il s'agit d'une introduction, au sens où l'on introduit un nouvel invité en le présentant à un cercle d'amis, dans l'espoir qu'ils fassent ensuite connaissance. Notre but est de susciter l'envie de lire les textes originaux, en court-circuitant tous les maîtres à penser qui s'expriment au nom de Marx. Car il nous semble que cela vaut la peine, aujourd'hui encore, quelles que soient ses préférences partisanes. Nous songeons en particulier aux plus jeunes, qu'ils soient lycéens ou étudiants. Rien n'est plus formateur, pour forger sa propre pensée, que la confrontation à un grand auteur. Même si ses textes sont inégalement accessibles, l'un des avantages de Marx, indépendamment d'un style souvent percutant, est qu'il embrasse large, allant de la philosophie à l'économie, en passant par l'hiastoire, la sociologie et l'engagement politique...

 

Justement, pouvez-vous nous décrire les multiples facettes de l'homme, de sa vie, de sa pensée, de son œuvre ?

P. C. : Elle sont multiples, en effet : après des études de droit - son père nourrissait l'espoir de le voir devenir, comme lui, avocat -, Marx a soutenu une thèse de philosophie, avant de découvrir l'économie politique, tout en ne cessant jamais d'accumuler une somme impressionnante de lectures historiques et scientifiques ; professionnellement, si l'on peut dire car il mena une vie d'apatride, plusieurs fois condamné à l'exil, il était journaliste, et fut même plusieurs fois, bien que brièvement, rédacteur en chef, tout en menant une vie de militant politique. Cela fait beaucoup pour un seul homme, mais l'un des intérêts de son œuvre se trouve dans cet encyclopédisme : sa philosophie n'est pas spéculative, mais préoccupée par la façon dont les hommes font leur histoire en produisant leurs conditions matérielles d'existence ; son matérialisme n'est pas mécanique, il est historique ; de même, son économie est critique, car elle repose sur l'idée que ses lois ne sont pas naturelles, mais historiques, propres à un mode de production ; quant à son histoire « à chaud » (1848, le 18 Brumaire...), elle est sociologique avant l'heure... Son ouvrage principal, Le Capital, n'est pas seulement un livre d'économie, il est aussi inspiré par sa philosophie, nourrie par ses connaissances historiques, et l'on peut qualifier sa dimension critique, par exemple son analyse pénétrante de la division du travail, de sociologique.

S'il fallait malgré tout déceler une unité, un axe principal, on pourrait se contenter de résumer cette démesure boulimique par un titre emprunté à Weber : « le savant et le politique ». Sans relâche, Marx tire une énergie incroyable de sa révolte contre tout ce qui asservit les hommes (son héros préféré est Prométhée). La lutte pour l'émancipation est ce qui détermine son engagement politique et le conduit au communisme. Mais il n'est pas qu'un militant révolutionnaire, c'est aussi un savant, au sens où il veut réaliser une œuvre scientifique, à l'égal, pour les sciences sociales, de celle de Darwin pour les sciences naturelles. C'est du moins ce que j'essaie de montrer dans cette introduction, en ne négligeant aucune facette, en évitant de réduire Marx à une seule dimension, car l'originalité se trouve dans le mouvement d'ensemble, dont l'ambition est scientifique, mais dont l'inspiration profonde est politique. Bien sûr, cette médaille a son revers et cela a un coût et des conséquences rétrospectivement critiquables, mais c'est au lecteur d'en juger.

 

Quelle postérité, quel avenir peut-on envisager pour la pensée de Marx ?

P. C. : Désolé de décevoir, mais je ne peux préduire l'avenir. Et si je devais risquer une prévision, je le verrais plutôt sombre, certainement pas « radieux ». Je ne crois pas aux « lendemains qui chantent ». La prophétie de Marx ne s'est pas réalisée, du moins jusqu'à aujourd'hui. Tout simplement parce qu'il y a de l'histoire, dont l'issue est indéterminée, du fait, justement, des luttes, des conflits, des innovations qui l'animent. Ainsi Marx n'avait-il pas prévu Hiroshima, Auschwitz ou le Goulag. Ni l'État social, la Sécurité sociale, 45 % de prélèvements obligatoires, 56 % de dépenses publiques en France... Ce dont on ne peut le blâmer, mais qui invite à une certaine prudence.

Ceci dit, il nous a laissé des outils d'analyse et de critique du capitalisme, qui, bien que sous des formes variées, est toujours le système dont la dynamique emporte le monde dans sa course folle. Le concept même d'accumulation du capital, ou de « sujet automate », permettait d'anticiper la marchandisation des rapports sociaux et la mondialisation du capitalisme. Donc de ce que nous vivons aujourd'hui. De même que nous sommes confrontés à une contradiction entre le développement des forces productives, qui nous a conduits à une économie de la connaissance, pour partie immatérielle, dans laquelle les coûts marginaux tendent vers zéro, et les rapports de production, dont la forme juridique demeure la propriété privée, notamment la propriété intellectuelle privée, qui entrave la diffusion du progrès dans des sociétés de plus en plus inégalitaires. Alors que nous sommes confrontés à la raréfaction rapide de nombreuses ressources communes.

Ces tendances, mises en évidence par Marx, sont toujours à l'œuvre. Certes, elles n'épuisent pas la réalité, la contrainte majeure étant désormais constituée par les catastrophes écologiques qui se profilent à l'horizon, dont l'ampleur n'était pas prévisible au XIXe siècle. Mais toute théorie est, par définition, incomplète. Il ne s'agit pas d'être « pour ou contre Marx », de l'ignorer ou de la sanctifier. Il s'agit de le lire pour nourrir sa réflexion personnelle et y trouver des éléments de compréhension de ce courant qui emporte l'histoire du monde, à la fois contre notre volonté et avec notre complicité. 

 

Bibliographie sélective 

Introduction à Marx - Pascal Combemale

La sociologie de Marx - Jean-Pierre Durand

Marx, une passion française - Jean-Numa Ducange, Antony Burlaud

Marx, mode d'emploi - Daniel Bensaïd, Charb

La philosophie de Marx, Étienne Balibar

Que faire, que penser de Marx aujourd'hui ? - Revue du MAUSS n° 34 

Sauver Marx ? - Pierre Dadot, Christian Laval, Mouhoub El Mouhoud

Pour Marx - Louis Althusser